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Les yeux du silence, diffusion du dimanche 24 février 2019 à 02h35

Après Permis de tuer, récit du génocide indonésien côté tueurs, le documentariste offre la parole aux victimes. Juste travail de mémoire ou mise en spectacle de la barbarie ? Critique : The Look of silence est le second volet d'un travail documentaire entamé au début des années 2000 par le Texan Joshua Oppenheimer, qui s'est plongé dans les limbes d'un génocide passé sous ­silence depuis près de cinquante ans. En Indonésie, le coup d'Etat militaire du 30 septembre 1965, qui allait porter le général Suharto au pouvoir, s'est accompagné pendant près d'un an d'une sanglante chasse aux « communistes ». Ce terme générique désignait indif­féremment opposants politiques, athées, immigrés chinois, ou quiconque présentant un obstacle aux groupes paramilitaires mafieux. Lesquels, avec le soutien de l'armée officielle, massacrèrent en toute impunité entre cinq cent mille et un million d'individus. Dans chaque village, les familles des victimes, toujours frappées d'ostracisme aujourd'hui, vivent à quelques mètres des bourreaux de jadis, jamais inquiétés et, dans la plupart des cas, jouissant d'une confortable position sociale. Dans le premier volet, The Act of killing, sorti en France 2013, le baroque de la mise en scène visait l'insoutenable : les tortionnaires « rejouaient » leurs crimes entre nostalgie et franche camaraderie. A l'inverse, The Look of silence impose avec solennité la voix des victimes. Il s'agit de suivre le périple d'Adi, né juste après les événements, qui arpente les routes du nord de Sumatra en qualité d'ophtalmo itinérant. Grâce au premier film d'Oppenheimer, Adi a appris l'identité des meurtriers de son frère aîné, assassiné pendant les massacres de 1965. Il part à leur rencontre sous prétexte de leur fabriquer des lunettes, mais surtout pour les confronter à leur passé et, au passage, tenter de mettre des mots sur l'héritage impossible d'un pays où le silence apeuré des familles brisées croise en permanence l'arrogance satisfaite des assassins. La métaphore d'une vision retrouvée par les patients grâce à l'ophtalmo, tellement appropriée aux circonstances qu'elle en paraît presque artificielle, forme le cérémonial immuable de ces rencontres douloureuses. Même si Oppenheimer cède parfois à des facilités (une scène interminable où le vieux père d'Adi, aveugle et infirme, se traîne dans une pièce vide en croyant qu'il est perdu), les échanges entre les tueurs et le timide accusateur produisent des instants vertigineux. Un ancien meneur des commandos de la mort, devenu dé­puté local, menace explicitement Adi s'il s'entête à ressusciter le passé. « Vous voulez que ça recommence ? » lui demande-t-il. Plus tard, une femme épouvantée apprend de la bouche de son père, tortionnaire devenu sénile, que, pour ne pas perdre la raison, il buvait le sang de ses victimes. Comme le montre ce diptyque, ne pas oublier est pourtant la seule issue pour échapper à la folie. — Bruno Icher